Au premier abord, on hésite à parler de bande dessinée, et même a fortiori de livre. Avec sa petite boîte cubique et ses 200 cartes, l’objet se présente davantage comme un jeu. Face à elles, le lecteur semble se trouver confronté à des dominos et/ou à un puzzle, puisque le but consiste à assembler les cartes de deux façons : les unes se suivent dans un ordre dont il faut trouver la logique quand les autres s’assemblent pour former une image plus vaste. Pourtant, ce n’est pas vraiment un jeu, et encore moins un jeu de rôle façon livre dont vous êtes le héros. Thomas et Manon est une véritable bande dessinée, qui raconte une histoire avec un début et une fin. Le principe rappellera des souvenirs aux amateurs d’Oulipo (en particulier Marelle de Julio Cortázar) et évidemment d’Oubapo, puisqu’il est question de révolutionner l’expérience de la lecture en faisant participer le récepteur à l’élaboration du récit. Le lecteur ne s’inscrit plus dans la passivité mais prend au contraire la place de l’auteur, voire celle du narrateur du périple des deux personnages. Chaque carte représente une case, un moment dans l’histoire de Thomas et Manon qu’il s’agit de réintroduire dans la séquentialité de la narration, dans un ordre plus ou moins établi que les dialogues et les décors permettent de reconstituer.
Déjà stimulant, le concept de la bande dessinée ne s’arrête pas là : en plus de retrouver la chronologie du récit, il faut aussi s’approprier le lieu dans lequel il prend place, en l’occurrence une île. Les instructions données sur la boîte sont explicites. « Thomas se met en quête de la fontaine qui fait pousser les poils de barbe » tandis que Manon « cherche un vieux sage, qui pourra enfin répondre à SA grande question » : « Il va falloir les aider ! L’île sur laquelle ils se trouvent ne rend pas la tâche facile… elle est en effet impossible à cartographier, tant tout y bouge tout le temps. […] Le principe est simple : il faut construire les chemins qu’empruntent Thomas et Manon ». Ainsi, en se déployant sur l’espace de la lecture, les cases permettent d’élaborer une cartographie éphémère de l’île à travers le dessin de ses routes et la situation de sa géographie (la ville, la plage, la forêt, le village indigène, etc.). Si le plan obtenu au final est provisoire, c’est qu’il pourra se réorganiser à chaque lecture, selon l’aiguillage que notre narration capricieuse adoptera. L’exercice est d’autant plus compliqué que les deux personnages cheminent seuls la plupart du temps, ils se croisent sans se remarquer et se promènent parfois ensemble.
Les auteurs ont donc réuni tout ce qui pourrait perturber notre lecture traditionnelle d’une bande dessinée, pour nous faire éprouver les contraintes liées à la construction d’un récit. Thomas et Manon croisent d’ailleurs à plusieurs reprises un personnage qui pourrait en être l’allégorie, un homme qui cherche désespérément un coin tranquille pour lire, mais doit sans cesse changer de lieu car il est dérangé par l’un des héros. Le lecteur est cet homme qui, s’il veut lire correctement, doit évoluer lui-même dans l’espace pour précéder les pas des personnages.
Il ne faudrait pourtant pas voir en Thomas et Manon qu’un exercice de style. Derrière la puérilité de la quête des deux personnages (surtout celle de Thomas) et le caractère ludique de la forme se dissimule un récit tout en délicatesse et subtilité. Thomas et Manon sont deux adolescents et il y a peu de doute sur les sentiments qu’ils se portent réciproquement, même s’ils ne l’osent se les avouer. Leur recherche n’est qu’un moyen détourné de conquérir l’amour de l’autre : en désirant avoir une barbe, Thomas paraît vouloir accéder à une virilité propre à séduire Manon, tandis que la petite demoiselle, plus raisonnable, semble chercher avant tout à s’assurer de la valeur de ses sentiments et de la possibilité de leur concrétisation. S’ils sont souvent séparés, ils ne cessent de penser à l’un l’autre, et leurs chemins se croisent sans arrêt. Les personnages sont comme destinés à se compléter, épousant ainsi la structure combinatoire du récit : si les autres protagonistes ne font que poser à Thomas des questions auxquelles il ne peut (ou ne veut) répondre, Manon quant à elle n’arrête pas d’en poser sans jamais obtenir de réponse. Les prénoms eux-mêmes ont été choisis pour l’assemblage phonétique qu’ils permettent, la syllabe qui termine « Thomas » se retrouvant en quelque sorte prolongé par « Manon ». L’un constitue alors la pièce manquante de l’autre. De ce point de vue, il faut prendre conscience de toute la poésie contenue dans la dernière phrase des instructions de lecture : « il faut construire les chemins qu’empruntent Thomas et Manon ». La trajectoire qui ne cesse de changer, c’est bien sûr celle du cœur, dont les intermittences sont rendues perceptibles dans le jeu de cache-cache spatio-temporel qui se déroule sous nos yeux. Les cartes sont autant de fragments d’un discours amoureux aux chemins tortueux et mouvants, où l’on ne cesse de se croiser et de se perdre, de se poursuivre et de se fuir, de se lier et de se dénouer, de se chercher et de se rater, de se parler et de ne pas se comprendre.
La progression du récit consiste à synchroniser au fur et à mesure les battements des cœurs de Thomas et Manon. L’île devient alors un espace mental et affectif où se joue la rencontre amoureuse. À la fin de l’histoire, comme ils le prévoient à plusieurs reprises, les deux adolescents décident d’entamer un voyage vers l’Europe. Il s’agit d’abandonner le Nouveau Monde pour l’Ancien, autrement dit de quitter le monde de l’enfance pour celui des adultes. Arrivés au terme de leur éducation sentimentale, ayant fini par s’attacher au véritable objet de leur quête, Thomas et Manon ont grandi et s’apprêtent à se lancer dans la grande aventure de la vie. Jeu, livre ou bande dessinée, Rémi Farnos et Alex Chauvel sont parvenus à créer un objet unique, une boîte de Pandore délicieuse et géniale qui, au lieu de laisser s’échapper les maux de la terre, a capturé les mystères d’un sentiment amoureux dont on ne cesse d’explorer les méandres.
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