Gris se présente comme un témoignage autobiographique relatant une expérience inhabituelle : une abduction extraterrestre. Au début du livre, quelques notes attestent de la véracité du récit, de même que sa forme lacunaire causée par des trous de mémoire, des vides que le recours à l’hypnose n’a pu résorber et que l’auteur laisse donc vacants dans sa narration. L’aspect « brut » de la forme, accentué par une typographie irrégulière et souvent décalée, apporte au livre les dimensions d’un travail thérapeutique réalisé dans le cadre d’une analyse, comme le suggèrent certaines cases servant à exprimer confusément les sentiments du sujet. Il explique ainsi que ce son ressenti « est plus facile à représenter d’une manière abstraite, en utilisant ces simples vignettes ‘‘mots-images’’ », et ajoute : « Plus tard, nous les utiliserons abondamment lors de ma thérapie. Je les ai souvent trouvés étrangement imprécises. ». Le début du récit ressemble d’ailleurs à une allocution dans un groupe de parole, présentant avec une sincérité abrupte et naïve le contenu de la narration à venir : « Bonjour, je m’appelle O. Schrauwen. J’ai 33 ans et je vis à Neukölln, en Allemagne. Les pages qui vont suivre vous exposeront ma rencontre avec des êtres extraterrestres connus sous le nom de ‘‘petits-gris’’ ou ‘‘les gris’’. »
Le caractère troublant de la bande dessinée vient en partie de là. En assurant avec candeur l’authenticité d’un événement si douteux, l’auteur s’expose au soupçon du délire paranoïaque. Quoi qu’il en soit, l’intérêt de Gris ne réside pas seulement dans cette incertitude – même si elle est réjouissante dans le genre si banalement stéréotypé de l’autobiographie dessinée. La couverture du livre représente en gros plan le visage de Schrauwen, serein et souriant, fixant le lecteur comme s’il posait. Elle n’annonce en rien les événements inquiétants du récit, mais donne peut-être une indication sur sa teneur, qu’il serait plus pertinent de considérer comme un portrait – un autoportrait, certes, mais aussi quelque chose de plus général. Lorsque la légende urbaine est rationnalisée, on explique l’abduction comme un cas schizophrénique de dépossession de soi, le traumatisme fantasmé de la rencontre extraterrestre se substituant à quelque chose de plus concret, mais particulièrement insoutenable à accepter. Le récit de Schrauwen commence par son quotidien : une fin de journée passée à travailler (« ajout[er] des petits carrés de trame sur un dessin ») débouchant sur une lassitude angoissée (« je me sentais tendu, sur les nerfs »). Rapidement, le poids de la morosité liée au réel s’exprime à travers le motif de la masturbation, désignée comme une sorte d’antidote naturel à la nervosité : « Je pensais m’apaiser en me masturbant mais, bizarrement, je m’abstins de le faire ». Évidemment, le détail en rajoute encore un peu dans le pathétique, mais surtout il élargit la problématique du malaise quotidien à l’idée de la frustration, une frustration telle que l’excitation sexuelle paraît être une maigre consolation. Ainsi, le portrait de l’artiste au travail renvoie plus généralement à l’insatisfaction chronique de l’individu dans la modernité, occupant son existence à additionner des petits carrés de trame pour tenter de lui donner plus de consistance, mais n’en tirant finalement qu’un harassement désabusé. Quand l’enlèvement extraterrestre prolonge et développe cette histoire de masturbation à travers l’espèce de « vierge de fer miniature » refermée autour du sexe turgescent de l’auteur, on mesure l’originalité de ce récit d’abduction : y est narrée l’irritation d’une psyché qui oscille entre plaisir et douleur, la comparaison de la stimulation sexuelle avec un « furoncle trituré jusqu’au point d’éruption » ne laissant aucun doute sur le trouble psychologique d’une humanité en perte de repères. Que cette « aventure orgasmique » ait été générée par un autre que le sujet lui-même, et à plus forte raison par un extraterrestre, montre la dimension que cherche à prendre le récit : une espèce d’allégorie de l’alien-ation, de cette gêne permanente de l’homme moderne devenu à lui-même étranger, dépossédé de ses propres instincts. Au terme de ses pérégrinations, Schrauwen fera d’ailleurs la rencontre d’un « bâtard », version dégénérée et inquiétante de lui-même, miroir de ce qu’il est au fond, reliquat d’une humanité amoindrie. Ce bâtard, c’est l’aboutissement de son histoire et de notre histoire à tous. Entretemps, les extraterrestres lui font assister au spectacle de l’histoire humaine, de plus en plus douloureuse au fur et à mesure que les événements se rapprochent de sa propre vie, déclenchant un stupéfiant moment d’hystérie infantile dans les rues de New-York le jour du 11 septembre 2001. Toutes ces pages sont les plus belles et les plus fortes de l’album, Schrauwen s’y représentant comme un géant surplombant la destinée des hommes, mais se comportant en réalité comme un gamin détaché du passé et insoucieux du futur (sommet ironique : lorsque le narrateur, qui vient d’assister à la fin du monde, dit simplement : « Je peux rentrer chez moi maintenant ? »).
Les « gris », ou « petit-gris », apparaissent alors non pas comme des ravisseurs, des créatures qui viennent soustraire l’homme à sa réalité, mais au contraire comme des révélateurs. L’abduction que raconte Schrauwen apparaît comme un prétexte pour révéler les travers de nos sociétés occidentales, trop égoïstes et indifférentes au sens de l’histoire. L’auteur cherche d’ailleurs à donner une valeur générale à son expérience personnelle : « J’ai depuis appris que ce que j’avais vécu était loin d’être unique, des milliers de gens ont vécu la même chose ». C’est le cas, en effet, puisqu’il nous raconte l’histoire de l’humanité. Le sens du mot « abduction » prend alors une toute autre valeur, puisqu’on peut y voir une référence à l’épistémologie, où le procédé consiste à retenir une règle à titre d’hypothèse dans le but de la vérifier. C’est exactement l’intention du dessinateur, et l’on pourrait paraphraser de cette façon Umberto Eco évoquant le raisonnement d’abduction chez Sherlock Holmes : « Schrauwen invente une histoire. Il se trouve tout simplement que cette histoire est analogue à l’histoire réelle ».
Cerise sur le gâteau, Gris peut aussi se lire comme une réflexion sur le 9ème art. Les « gris » sont les révélateurs des carences de l’humanité, et c’est le point commun qu’ils entretiennent avec la bande dessinée : « je crois que c’est précisément dans la zone grise, dans le chevauchement entre ce qui peut être dit avec les mots et ce qui est mieux représenté avec des images, que repose le langage qui peut réellement traduire le mystère profond de l’expérience que j’ai vécue ». Ce n’est pas un hasard si le récit s’ouvre sur le travail de la « trame », qui permet de griser un dessin. Tramer, griser, dessiner, c’est toujours intensifier les zones les plus inquiétantes du réel pour en débusquer l’existence, gratter là où ça fait mal, agacer le furoncle de nos usages jusqu’à en laisser éclater le pus. La bande dessinée est alors vantée pour le caractère singulier et incomparable de son mode d’expression, capable de saisir, entre chien et loup, ombre et lumière, mots et images, lettres et formes, tout ce que l’existence a de plus mystérieux. Cette intention en forme de déclaration d’amour se retrouve bien à la fin de l’album : « Je peux seulement espérer que le fait de retranscrire cela en bande dessinée m’aura permis de mettre en lumière des particularités qu’il serait impossible de communiquer par le biais d’autres médias ». On comprend alors peut-être mieux pourquoi Art Spiegelman ne tarit d’éloges à propos de l’auteur de Gris. À notre tour, alors, de le dire en termes peut-être moins choisis : Ollie Schrauwen est un putain de génie.