Il est beaucoup question de routes, de carrefours et de voies ferrées dans Love in vain. La chanson de Robert Johnson qui donne son titre au livre reposait déjà sur le récit sec et poignant d’une impasse sentimentale, à la croisée des chemins de deux êtres qui se séparent sur le quai d’une gare. Les paroles dévidaient la langueur douloureuse d’un amour éprouvé en vain, d’une passion impuissante à retenir le départ de l’autre. Le décor de l’histoire est ainsi posé, arpenté par Johnson au cours d’une quête éperdue pour retrouver ce qui ne peut l’être.
Nul besoin d’aimer le blues et de s’intéresser à ses figures les plus mythiques pour apprécier Love in vain. Son récit dépasse le cadre étriqué de la biographie musicale pour atteindre un lyrisme stupéfiant, comme si le projet des deux auteurs avait été surtout de saisir le diamant brut de la souffrance, de cette note bleue qui s’invite dans la gamme traditionnelle comme la fatalité s’ajoute au terme de chaque existence. La délicatesse du scénario de Jean-Michel Dupont tient à son refus de la dissertation psychologique, même si le lecteur comprend facilement que l’errance de Johnson prend sa source dans une série de traumas qui remontent à l’enfance : la méconnaissance de son père, l’abandon de sa mère qui préfère l’amour charnel à l’amour maternel, la mort tragique de sa femme bien aimée et de leur enfant… La vie du guitariste s’est épuisée à poursuivre des fantômes (les big mamas qui le soignent comme sa mère ne l’a jamais fait) ou à les fuir (le souvenir de sa famille qui le traque à chaque coin de rue). La musique y est associée tout à la fois à un sauvetage et à un naufrage : le sens donné à une vie qui s’y consume. Au parcours de cet individu déchiré de l’intérieur se conjugue l’histoire d’un pays au bord du vacillement. Les routes, les carrefours et les voies ferrées composent le petit théâtre tragique des laissés pour compte de l’Amérique, la géographie des vicissitudes imposées par une société puritaine d’où sont rejetés les monstres boursoufflés d’amour et d’idéal. Le destin individuel de Robert Johnson rejoint la figure du hobo de la Grande Dépression qui tente de trouver un sens à son existence en traçant sa route entre espoir et décadence.
Johnson échoue à New-York au faîte de sa notoriété, et la Grande Pomme l’accueille les bras ouverts. La page 42 évoque ainsi « une terre promise » et « un eldorado » pour les musiciens de talent, mais pas seulement. Alors que la ségrégation raciale reste très forte dans le sud des États-Unis, les grandes métropoles du nord sont bien plus évoluées, comme le signale la deuxième case de la planche où le guitariste, rayonnant, se fraye un chemin dans une foule cosmopolite, blancs et noirs sur le même trottoir – le personnage qui se détache au premier plan affiche d’ailleurs sa réussite sociale. Johnson s’avance fièrement sur le devant de la scène, à la conquête du succès et d’une vie plus harmonieuse. La case précédente le montre levant la tête vers les hauteurs vertigineuses des buildings, dans une aspiration céleste qui ouvre à une possible rédemption pour le personnage. À chaque image, la perspective dessine le mouvement d’une extraction vers ailleurs, vers l’Idéal (le ciel, hors des lignes de fuite).
Deux pages plus tard, pourtant, le récitatif ruine toutes les espérances : « Alors pourquoi être reparti traîner la misère dans le sud ? » Johnson, le pantalon relevé en haut des mollets et les pieds maculés de boue, est assis au pied d’un arbre, au milieu des marécages d’un bayou. Dans sa main droite il serre une bouteille d’alcool, et dans la gauche il pétrit la fange dans laquelle il repose. La perspective est bouchée et le ciel n’est plus visible. Johnson s’y montre viscéralement attaché à la terre et aux abîmes qui s’ouvrent sous elle, où il puise son inspiration musicale. À l’urbanisme moderne du nord, le sud oppose ses superstitions et son goût pour la sorcellerie (« là où les os d’un chat noir conjuraient le mauvais sort, là où les bouteilles poussaient sur les arbres pour capturer les esprits malins »). La dernière case fait se fondre le paysage dans des volutes impressionnistes évoquant la folie graphique d’un Van Gogh, substituant aux formes rectilignes des gratte-ciels les circonvolutions hallucinées d’un pays aux frontières de l’occulte. Johnson y est chez lui, là où il peut être lui-même, un homme détruit : dans la première case, il se mire dans le miroir épars formé par le marais, débris de son identité éparpillée sur une terre d’ombre et de fantasmes.
Dans la continuité du remarquable Roi des mouches, achevé en 2013, la magnificence du dessin de Mezzo donne au récit une atmosphère surnaturelle, pleine d’effroi et de fascination. Le dessinateur offre à chaque page des compositions sidérantes, creusées dans la profondeur de l’obscurité, où Johnson évolue comme dans une version expressionniste et à peine plus réaliste du Jardin des délices de Bosch, entouré en permanence de tentatrices aux courbes généreuses et à la beauté du diable. Son histoire est d’ailleurs littéralement celle du diable : il en est le narrateur. Idée simple et géniale, qui s’inspire de la légende selon laquelle Johnson aurait rencontré le prince des ténèbres à un carrefour et lui aurait vendu son âme en échange d’un talent musical incomparable. Le récit ne verse pas pour autant dans la grandiloquence facile du folklore satanique, mais profite de l’occasion pour procéder à un renversement total des valeurs. Méphisto s’y fait le grand défenseur des opprimés et des parias, contre le conformisme d’une société sclérosée. À travers le pacte faustien, le musicien incarne l’âme damnée de l’Amérique, avec la musique comme ultime refuge. En parlant du blues, cet infernal narrateur en donne toute la mesure : « Musique du diable peut-être, mais quoi de mieux pour apaiser les âmes en peine ».
La fin de la chanson Love in vain parle du train qui s’éloigne suivi de deux lumières – la bleue pour la femme perdue, la rouge pour l’esprit de l’homme esseulé. L’errance de Johnson s’apparente à la recherche impossible de cette raison perdue et déboussolée, comme une tentative désespérée de rattraper les deux lumières en queue de train, au cœur de la nuit. Mais le vagabondage excave à chaque pas un chemin tracé vers les enfers, avec le diable pour seul compagnon, discrètement dissimulé sous les traits d’un chien errant.