À un moment, dans The Darjeeling Limited, le train se perd : les personnages n’ont aucune idée de l’endroit où ils se trouvent. Épisode hilarant et ô combien surréaliste qu’on se remémore inévitablement à la redécouverte des Miettes. La bande dessinée s’ouvre sur une scène qui donne immédiatement le ton : deux frères siamois patibulaires tentent de détourner une locomotive, au grand dam du mécanicien qui s’évertue à leur expliquer l’impossibilité d’une telle manœuvre. C’est en vain qu’il tente d’en appeler au bon sens et aux inaltérables lois de la physique qui font qu’un train ne peut être conduit en dehors de ses rails. Les deux terroristes lui rétorquent en substance que quand on veut on peut, et se réfèrent au libre-arbitre de Saint-Augustin pour le prouver. Sur ce point en particulier, Les Miettes s’écarte du Darjeeling Limited, car tandis que chez Wes Anderson l’égarement est fortuit, avec Peeters et Al Rabin il est clairement recherché.
Sans véritable début, si ce n’est in medias res, et sans fin proposant autre chose que le recommencement de l’histoire, Les Miettes raconte le projet hasardeux d’un baron liechtensteinois rêvant de restaurer la grandeur de son pays. Avec une équipe déjantée, il tente ainsi de détourner sur Vaduz un train avec à son bord un alchimiste ayant réalisé le grand œuvre – mais il faut compter avec l’irruption de bandits saint-marinais, lancés à leur poursuite. Cette bande dessinée a vécu une aventure éditoriale assez inhabituelle (le scénariste en raconte les rebondissements dans une truculente préface, et ces quelques lignes valent déjà en elles-mêmes leur pesant de cacahuètes), et elle méritait bien mieux que les 900 exemplaires initialement tirés par les éditions Drozophile en 2001. On ne peut donc que saluer le travail d’Atrabile pour rendre le livre de nouveau disponible.
Mené tambour battant, Les Miettes est un huis-clos absurde dont la mécanique consiste à arpenter continuellement et en tous sens le train, de la locomotive jusqu’au wagon de queue, et à déployer à chaque passage des trésors de cocasserie nonsensique. L’unité du décor et le soin apporté aux dialogues enrichissent le récit d’une dimension théâtrale brillamment assumée par le trait de Peeters. Le dessinateur parvient à donner une matière à ce qui aurait pu ne paraître qu’artificiel, et joue sur une représentation dynamique des corps parfaitement maîtrisée, ainsi que sur une expressivité des visages qui lui est déjà caractéristique.
Drôle, burlesque, absurde, nonsensique, surréaliste, Les Miettes est donc tout cela à la fois, et même un peu plus. La parodie s’y fait la part belle, le voyage en train dans les Apennins se transforme peu à peu en un épisode de la conquête de l’Ouest, avec des Saint-marinais sans foi ni loi ressemblant à s’y méprendre à des guérilleros mexicains, la sauvagerie du Wild Wild West transfigurant les paisibles montagnes suisses. Le décalage n’y est d’ailleurs pas seulement une dynamique narrative, mais aussi une forme d’idéal à atteindre. La folle mégalomanie du baron participe de l’énormité des situations, mais relève également d’une aspiration visant à relier des réalités disjointes, en l’occurrence le monde sensible et son fantasme enchanté. Les deux frères siamois en apparaissent comme le programme : séparés à la naissance, ils ont fini par être rassemblés grâce à la chirurgie, suivant par là le cheminement inverse de l’ordre des choses. Ainsi, dans la vision du baron, le Lichtenstein, un des plus petits territoires au monde, se meut en un futur centre d’influence, un point de départ à partir duquel, dans une tirade mémorable, l’univers entier semble pouvoir être conquis : « On mise sur l’acier ! On décolle puissance économique ! Un fauteuil permanent au G7 ! (…) Le Conseil de sécurité ! Des ambassades jusqu’à Pékin ! (…) Un train direct Paris-Vaduz toutes les vingt minutes ! Londres qui boude !… On noyaute les Prix Nobel ! On annexe les Jeux olympiques ! On revendique la ionosphère ! On s’adjoint Uranus ! On assiège Bételgeuse !… » La disproportion et le renversement logique deviennent les lois transgressives du petit groupe, exhaussant les vœux d’un André Breton qui souhaitait que « le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement ». Que le baron cherche à réaliser ses projets en se servant du paranormal et des sciences occultes témoigne du dérèglement auquel s’adonne la bande dessinée dans son ensemble. Faire de l’illogique l’instrument de la logique, faire entrer l’infiniment grand (l’univers) dans l’infiniment petit (le Lichtenstein), transformer le plomb en or, ramener la locomotive au niveau du wagon de queue et inversement : le récit est dominé par une quête de l’extraordinaire et par l’abolition des frontières. C’est ainsi que le train, en même tant que la bande dessinée, en viendra à s’élever au dessus de la réalité, à dérailler proprement, dans un moment de délire et d’anarchie poétiques qui confine au transport. De cette façon, le surnaturel parvient à l’essentiel : détourner le train-train du quotidien, accéder à un ailleurs et tout recommencer.
On pense aux romans d’Olivier Maulin à la lecture des Miettes, pour cet éparpillement grotesque de la réalité au contact de la magie. Le titre du livre évoque aussi Rimbaud, qui se voyait en « Petit-Poucet rêveur, […] égren[ant] dans [sa] course / Des rimes », non pour retrouver son chemin, mais au contraire pour se perdre. Qu’il s’agisse de miettes ou de cailloux, de vers ou de cases, l’essentiel consiste peut-être à s’égarer pour parvenir à retrouver ce que le monde nous a fait oublier.