Que peut apporter la publication d’un nouvel épisode à une série ? La question est légitime, pour le lecteur comme pour l’auteur, chaque fois que paraît un nouvel album, surtout lorsqu’il s’agit (déjà !) d’un 24ème tome. Mais cette interrogation devient presque indécente quand on sait qu’il est question de Jérôme K. Jérôme Bloche. Livre après livre, la série dévoile depuis 1981 un univers attachant et singulier, partagé entre le réalisme des situations et la fantaisie du personnage principal, détective privé aussi maladroit et décalé que perspicace et courageux. À travers lui, Dodier s’amuse avec les codes du polar pour glisser toujours davantage vers une forme de naturalisme social résolument moderne, le regard invariablement orienté vers l’humain. En lisant L’Ermite, on trouvera aisément au fil des pages la réponse à la question posée plus tôt, et celle-ci apparaît du même coup tout à fait idiote : avec cette nouvelle aventure, Dodier suscite de nouveau une émotion déchirante, telle qu’on la retrouve souvent tout au long de la série. Au fil des pages grandit une tension d’autant plus grande qu’elle se trouve doublée par le procédé narratif. Car pour les besoins de l’intrigue, l’auteur a abandonné sa sacro-sainte linéarité narrative en vue d’élaborer deux récits parallèles : celui d’un flashback sur la vie d’un homme depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, et celui de Jérôme, engagé par un notaire pour retrouver un vieil ermite à qui une mystérieuse lettre est adressée. Le montage alterné des planches fait se rejoindre progressivement les deux récits dans une apothéose dramatique, écrasante et bouleversante.L’album s’ouvre sur le premier épisode du flash-back. L’époque est d’abord indéterminée, mais le ton est immédiatement donné : il est question d’une journée qui hante le narrateur, seconde après seconde, nuit après nuit, son souvenir revenant toujours tel un « cauchemar ». Comme souvent en bande dessinée, le passé est signifié par des couleurs grisâtres. La correspondance avec de vieilles photographies n’est pas due au hasard, comme l’explique Alain Dodier : « Les décors des cases 3 et 4 viennent de photos prises lors d’un de mes toutes premières vacances à la montagne. C’était à Vallouise, un village des Hautes Alpes, en 1980, et les photos avaient été prises avec le réflex Canon que j’avais acheté 3 ans plus tôt, lors de mon service militaire en Allemagne. Elles sont en noir et blanc, je les développais moi-même dans une petite pièce aménagée en labo. J’ignorais évidemment que ces photos de vacances me serviraient 33 ans plus tard pour une histoire de Jérôme. » Le flashback narratif se double ainsi d’un flash-back personnel pour le dessinateur, qui réinvestit pour l’imaginaire de son récit un décor parcouru trois décennies plus tôt. On voit bien ainsi la place capitale qu’occupe la réalité dans ses récits, nés de l’expérience et de l’observation.
Dodier ajoute : « Cette première planche présente les trois personnages qui occuperont, avec la DS, un rôle essentiel dans le drame qui va se jouer. » Le contrat de la scène d’exposition est dûment rempli. Trois personnages clés, donc : le conducteur de la DS, le garagiste et son fils vont être au cœur de l’action du flashback. Et si l’auteur attire l’attention sur la DS, c’est qu’elle n’est pas sans importance. Au-delà de sa fonction future, elle est particulièrement mise en valeur dans cette planche par sa couleur rouge, qui tranche avec la monochromie ambiante. Elle devient littéralement le fil rouge du récit, que l’on suit sur les lacets de la route jusqu’au garage Oliveira. La symbolique de la couleur signale également la menace que peut représenter la voiture, avec ce ton flamboyant qui laisse imaginer une violence latente, annonciatrice du sang qui ne va pas tarder à couler. Dans les premières cases où elle apparaît, la DS surplombe le petit village de Villard-le-Vieux, fondant sur lui comme un redoutable oiseau de proie. Et l’automobile n’est pas la seule à être ainsi mise en valeur : avec sa couleur jaune, la dépanneuse garée devant le garage attire elle aussi immédiatement l’attention. Le contraste entre ces deux couleurs primaires suggère l’antagonisme qui oppose la DS à la dépanneuse, et ainsi l’opposition entre le conducteur de la première et le garagiste. Le jaune renvoie à une dimension plus lumineuse, plus irradiante, en tout cas moins agressive que le rouge. L’évocation du cauchemar dans le récitatif initial apporte toute sa valeur à la composition chromatique de la planche. Celle-ci évoque la reconstruction d’un souvenir par le travail du rêve, plongeant les traumas de la réalité dans un univers symbolique marqué par le malheur (les tons gris), la souffrance (le rouge) et la figure solaire, paternelle (le jaune). Car cette reconstruction symbolique de l’événement, c’est bien sûr l’enfant qui la projette, victime du traumatisme, obsédé par ces minutes qui ont fait basculer sa vie.
Un saut vers la planche 13 nous montre Jérôme et Babette sur les lieux du drame, trente ans plus tard. Le jeune détective est à la recherche d’un vieil homme retiré du monde. On se trouve maintenant dans le présent, les cases ont retrouvé leurs couleurs habituelles. Le barrage de la première vignette est responsable de nombreux changements dans le décor : le village est maintenant submergé par un lac artificiel, de même que certaines routes, ce qui complique la mission de Jérôme. Dodier souligne l’importance de la documentation dans son travail : « Les décors ont été bricolés à partir de recherches sur Internet, sauf pour la voiture. J’ai pris ma C3 comme modèle, en vertu de l’adage “Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ?” En revanche, comme je ne possède pas de dépanneuse années 60 comme celle qu’on voit page 1, il a fallu que je me livre à une véritable enquête pour finalement en trouver une, abandonnée dans un hangar sous une épaisse couche de poussière. J’ai bien dû en faire 300 photos ! Merveilleuse invention que le numérique : plus besoin d’y aller à l’économie, et le résultat est immédiat. »
Plus généralement, le dessinateur explique : « Sous ses dehors anecdotiques, cette planche 13 est importante : Babette sent que Jérôme lui cache quelque chose, ce qui semble confirmé par la tentative maladroite de celui-ci pour changer de conversation. » Le détective attire en effet l’attention de sa compagne sur un chamois – c’est d’ailleurs sur cet animal que s’ouvrait l’album. On suppose qu’il regardait d’une roche surélevée la DS rouler au milieu de la montagne. Témoin muet de la scène, il est peut-être le seul à en connaître le secret. Cette image originelle est couplée au premier récitatif du flashback, comme si une identification devait être faite entre l’animal et le narrateur. Retour à la planche 13 : le chamois s’enfuit devant la voiture du jeune couple, comme le mystère qui se dérobe encore à eux. Le travail de Jérôme nécessite de remuer le passé, symbolisé par ce lac qui a recouvert Villard-le-Vieux. Sous l’eau, derrière le barrage des non-dits qui domine la grande première image, dans les ruines esquissées case 5, un secret est enfoui, qui risque de déclencher un cataclysme – ce que signale l’orage qui s’annonce brutalement dans les trois dernières vignettes. Ce dernier est d’ailleurs clairement associé aux ruines par Babette. Alors que Jérôme dit : « J’aperçois des ruines là-bas. On arrive. », elle lui répond : « Moi, je vois autre chose qui arrive, et ça ne sent pas bon ». Plus que dans le ciel, l’orage gronde depuis les ruelles dévastées du village, hantées par un lointain passé de malheur et de secrets meurtriers. On retrouve un peu plus loin le chamois, chassé et tué par le vieil ermite, image du sacrifice nécessaire pour que vivent les hommes – à moins qu’il ne s’agisse du témoignage de la mort qui s’immisce jusque dans les fondements de leur existence.