Ce mois-ci est paru en toute discrétion le numéro 3 de l’excellent périodique 3. Comme dans les précédentes livraisons, parues en 2012 et 2013, le principe est de proposer à trois auteurs différents de réaliser trois récits courts, d’une trentaine de planches. Des créateurs confirmés ou en pleine émergence, venus d’horizons différents, se rencontrent autour d’un même thème, et proposent des expérimentations graphiques qui, si elles ne sont pas toujours parfaites, s’avèrent pertinentes et passionnantes. Imposant un format et un motif, la collection 3 ravive l’ambition de l’OuBaPo, l’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle créé dans la lignée de l’Oulipo par des auteurs de la constellation de L’Association : la contrainte formelle est la condition d’un pouvoir d’invention accru, tant il est vrai que la difficulté de la question stimule et nécessite la virtuosité de la réponse. On l’aura compris, sans en arriver à un raffinement presque cruel de la règle, il s’agit ici d’essayer le pouvoir conceptuel de la bande dessinée, de se situer au point où l’idée de l’œuvre et sa conception se trouvent réalisées avec la plus grande économie de moyens, de la manière la plus ramassée, en espérant que seront ainsi produits des dispositifs graphiques efficaces et novateurs. C’est une démarche assez sèche et assez aride : tout le récit est commandé par la nécessité d’exprimer directement une idée dans ses moindres détails, en se passant des plaisirs et des détours de la narration. La satisfaction qu’elle procure est d’ordre intellectuel : celle d’assister à l’émergence d’une solution graphique pour un problème théorique.
La figure imposée pour ce dernier opus est l’architecture. Pas vraiment une thématique nouvelle en bande dessinée, on ne compte plus les recensions qui analysent les rapports entre ces deux formes plastiques, depuis l’excellent article « Architecture et bande dessinée » de Jessie Bi sur le site du9 jusqu’à Archi & BD, la ville dessinée, le catalogue de l’exposition éponyme et un peu fourre-tout de la Cité de l’Architecture et du Patrimoine – pour ne citer que des travaux relativement récents. On ne fera pas ici l’inventaire de toutes les problématiques qui unissent architecture et bande dessinée, d’autant que les récits de Christopher Hittinger, Loïc Gaume et Adrien Houillère affrontent des questions différentes, issues de leurs interrogations respectives. Mais il faut se rappeler que la représentation en BD du bâti et de la ville oscille entre une difficulté et une évidence qui peuvent servir de fils conducteurs. D’un côté, il est toujours très difficile de représenter l’ensemble d’un bâtiment dans des cases aussi petites : à chaque fois, l’auteur est sommé d’inventer des solutions qui vont de l’accumulation de détails ornementaux à la construction de sa planche selon des règles architecturales. D’un autre côté, il y a une sorte de familiarité entre le premier et le neuvième art : dans les deux cas, il semble possible de produire de la signification à même les structures – ici la composition de la planche et de son gaufrier, là l’ossature et la forme générale du bâtiment. Dans les deux cas, il semble que le sens et la portée de l’œuvre puissent se jouer dès le plan, dès le schéma : l’auteur de BD doit trouver, tout comme l’architecte, une méthode de l’imagination pour déduire des images et des formes à partir de l’idée qu’il conçoit, en tenant compte de ses limites plastiques. Et ce schématisme pourrait bien être ce qui fait toute sa valeur. Les trois auteurs qui nous occupent apportent des solutions passionnantes à ces interrogations.
Loïc Gaume, dans la lignée de ses Cahiers Ribambelles, se concentre exclusivement sur l’architecture. Sa partie Velux présente vingt et une axonométries de bâtiments vus de face en plongée, et qui ont tous en commun d’être parsemés de verrières. Ce dispositif minimal est une belle manière de montrer que la BD est capable de représenter un immeuble dans son ensemble, dès lors qu’elle se concentre uniquement sur les vides et les pleins. Mais il est quelque peu insuffisant pour relever le défi de la narration et du récit : vide d’hommes, il passe à côté de la conception de la ville comme multiplicité de fenêtres et donc de points de vue, comme machine où le croisement des regards crée aussi bien le dévoilement que le fantasme – perspective qui semble pourtant en germe dans son travail.
Mnémosine d’Adrien Houillère ravive le goût du labyrinthe et du dispositif spatial inquiétant, celui de Borgès dans ses Fictions et d’Adolfo Bioy Casarès dans son Invention de Morel. Des personnages jetés dans une immense tour dont les étages tournent sur eux-mêmes s’observent et tentent de trouver leur salut par le haut. On retrouve la méfiance foucaldienne, celle de Surveiller et punir et du panoptisme, envers toute organisation spatiale : faire de l’architecture, surtout lorsqu’elle se veut rationnelle et absolue, c’est toujours maîtriser les corps selon des normes qui leurs échappent, et déterminer ainsi des âmes et des comportements. C’est une très belle idée, fondatrice d’une partie du soupçon postmoderne. Même si cette approche est devenue classique, les compositions et les schémas de l’auteur l’expriment avec une économie de moyens qui en dévoile la sécheresse et le vertige plus abruptement que les Cités obscures de Schuiten et Peeters.
Les vingt-deux planches du Lieu commun de Christopher Hittinger sont les plus surprenantes : avec une facilité déconcertante, l’auteur renverse les rapports de la représentation du lieu en bande dessinée. Plutôt que de chercher à rassembler en quelques pages toutes les perspectives d’un même bâtiment, il fait de la case et de la planche l’écran sur lequel défilent les différents états d’un unique lieu à travers l’histoire. Ce faisant, il pose simplement la souveraineté du regard et de la perspective en bande dessinée : elle permet de schématiser la pluralité des aspects de l’architecture dans le temps, ce qui demeure imperceptible à l’échelle d’un bâtiment réel. Le dispositif n’est pas nouveau, et rappelle A short story of America, une histoire de Crumb dans Mister Nostalgia. Mais Hittinger parvient à dépasser la nostalgie et le « C’était mieux avant » par un humour appuyé sur une solide connaissance des perspectives et des goûts à travers l’histoire. Au lieu de courir après la réalité du lieu et de l’architecture, et sans forcer l’imaginaire, il se sert des moyens de la bande dessinée pour déduire une expérience possible du lieu, peut-être plus vraisemblable que tout exemple réel.
Il est des livres qui deviennent des classiques dans un corps de métier, qui s’imposent non comme des chefs-d’œuvre incontestables mais comme de brillantes synthèses, comme des manuels auxquels on revient toujours lorsqu’on s’intéresse à une discipline. Sous ses dehors austères, plus proches de la revue professionnelle que de l’album destiné à séduire le profane, ce troisième 3 est de ceux-là : quiconque s’intéresse aux rapports entre bande dessinée architecture ne peut en faire l’économie.